Quelle énigme que cet Alfred Giron ! Né en 1816, mort en 19.. (nous n'en savons pas plus sur la date de son décès), il a publié six ou sept livres qui ont presque tous connu au moins une réédition, chez des éditeurs renommés comme Hachette ou Dentu. Des livres sur les moeurs parisiennes ("Une grande demi-mondaine", "La panthère, étude de moeurs parisiennes") tout autant que des romans d'aventures pour la jeunesse comme le livre dont nous allons parler ici.
Nous pourrions imaginer qu'il s'agit d'un écrivain relativement populaire, peut-être journaliste, dans tous les cas un personnage parisien introduit dans "le milieu" comme il y en avait tellement à son époque. Mais si l'on regarde le peu d'informations recueillies par la BnF dans le catalogue général, on découvre qu'à l'origine Alfred Giron était un marin-pêcheur d'origine bretonne devenu par la suite contrôleur des douanes, par conséquent a priori beaucoup plus à même de raconter notre "Odyssée d'un petit mousse" que de parler des moeurs parisiennes.
Lorsqu'Alfred Giron, dans "De Cancale à Terre-Neuve", narre l'histoire d'un enfant de douze ans qui s'embarque comme mousse à Cancale (près de Saint-Malo) pour aller pêcher la morue à Terre-Neuve, on peut se dire qu'il parle en connaissance de cause.
Cet ouvrage, en effet, est assez particulier, en ce sens où nous nous trouvons à la fois face à une histoire "jeunesse" caractéristique (roman de formation, clichés sur les "peaux-rouges" sauvages mais pas forcément très méchants non plus, péripéties pas très réalistes, etc.) et face à une peinture minutieuse et crue (anormalement crue peut-être pour un livre "jeunesse") de la vie sur un bateau et surtout de la pêche à la morue à Terre-Neuve (très rude mais aussi très lucrative au XIXe siècle). Alfred Giron était très connaisseur du fonctionnement de cette pêche pourtant très spéciale et du traitement de la morue une fois pêchée, à tel point qu'en tant qu'ancien marin-pêcheur il est fort possible qu'il ait vécu lui-même cette expérience.
La situation de départ est assez classique : Paul Gallais, douze ans, vit pauvrement avec sa mère, son frère et sa soeur, dans la petite maisonnette de la Houle au bord de l'océan près de Cancale en Bretagne ; le père est considéré comme décédé depuis peu dans un naufrage au large de Terre-Neuve et depuis la situation financière de la famille s'est évidemment sérieusement dégradée comme très souvent hélas dans les familles de pêcheurs. Perrine la maman subvient aux besoins avec courage, mais Paul n'est pas dupe et il a une idée derrière la tête (page 8) :
Il veut s'engager comme marin-pêcheur, d'abord pour assurer une période sereine à sa famille (il est payé d'avance), mais aussi en caressant l'espoir de peut-être retrouver son père. Sa mère finit par lui en donner l'autorisation et il s'embarque sur le brick l'Alexandre comme mousse, avec d'ailleurs quelques faveurs puisqu'il sera en quelque sorte le valet du commandant et de tous les pontes du bateau.
Pas de problèmes majeurs au début, mais ensuite la traversée des icebergs avant l'arrivée à Terre-Neuve (cette épreuve se présentait parfois aux bateaux qui en approchaient) pouvait s'avérer périlleuse et préoccupait à juste titre l'équipage ; Paul, lui, ne rêve que de Terre-Neuve (pages 46-47) :
Finalement ça passe, in extremis mais ça passe, et l'on arrive enfin à Terre-Neuve. Paul Gallais découvre "le chaufaud" (habitation en partie sur pilotis où l'on récupère et traite la morue tout juste pêchée). La description de cet édifice semble précise, en voici un extrait (pages 66-67) :
Plus loin, la description du traitement de la morue n'est pas moins précise, elle est tournée, retournée, découpée dans tous les sens au départ encore vivante, salée, vidée. Les restes (ce qui ne sera pas utilisé par les humains) sont remis à l'eau... (pages 94-95) :
Je ne raconterai pas ici toutes les péripéties de cette aventure (notamment les moustiques qui ravageaient les visages des marins qui allaient couper du bois dans la forêt).
Un jour, le commandant, pour des raisons commerciales, doit donner en urgence une lettre au commandant d'un autre navire dans une localité voisine, et il engage Paul pour servir de facteur ; il sera accompagné par un autre garçon (plus âgé) d'un autre équipage, qui lui est anglais. Ce qui sera l'occasion bien sûr de quelques frictions entre les deux et de quelques clichés anti britanniques de la part de l'auteur, bien que jamais haineux.
Les deux garçons vont connaître là encore, au milieu de la forêt, des aventures dangereuses, comme l'épisode des loups (page 132) :
A un moment les deux acolytes n'étant pas d'accord sur le chemin à suivre, se séparent ; le jeune Anglais sera fait prisonnier par les indiens qui veulent l'intégrer à leur tribu et en faire un guerrier. Ayant également retrouvé la trace de Paul ils le pourchassent à son tour mais ce dernier finira par leur échapper et rejoindre le destinataire de la lettre. Sa mission est remplie, et finalement lui et les hommes qu'il vient de rejoindre délivreront l'Anglais, qui, désormais entièrement relooké façon "peau-rouge" raconte sa mésaventure (pages 172-173) :
Un roman donc assez hybride, entre réalisme dans la description d'une certaine activité commerciale de l'époque (la pêche à la morue à Terre-Neuve) et caractéristiques avérées d'un livre "jeunesse" non exempt des clichés de ce genre littéraire. Et pour ne pas ménager le suspense plus longtemps, sachez que Paul finira par rentrer chez sa mère... accompagné par le père qui finalement n'a pas péri dans le naufrage.
De Cancale à Terre-Neuve : l'odyssée d'un petit mousse / par Alfred Giron
De Cancale à Terre-Neuve : l'odyssée d'un petit mousse / par Alfred Giron -- 1887 -- livre